Je suis assis au pied d’une paroi de 1 000m de haut.

D’où je suis, elle domine absolument tout. C’est juste incroyable de penser que nous allons escalader cet océan blanc de granite. Ça me donne des frissons.

À 50m au-dessus de moi, mon partenaire est sur le point d’arriver à un relais. Déjà, il ressemble à une petite fourmi perdue entre ciel et terre. Dès qu’il se sécurisera, il commencera à faire monter les 2 sacs qui contiennent notre matériel, notre eau et nos provisions. Je le sais très bien : une fois ce processus entamé, il deviendra de plus en plus difficile de retourner au sol.

Ya une voie dans ma tête, la mienne.

« Tu ne devrais pas être là. Tu ne devrais pas faire ça. C’est juste trop. Es-tu réellement certain de vouloir t’imposer ça? Tu le sais que vous allez souffrir là-haut »

Si au moins le calvaire pouvait achever rapidement. Mais non, dans une grande voie, l’effort ne se calcule pas en minute, mais en jour. Et chaque jour on se trouve dans un état d’alerte inconscient et insidieux qui stresse l’organisme, tue le mental. Chaque geste doit être validé deux ou trois fois parce qu’une erreur a toujours une conséquence impardonnable: un objet indispensable qui tombe, une blessure, la mort.

Là, sur le coup d’envoi, ya un goût amer dans ma bouche.

J’ai l’impression de rouler sur un pont sans savoir s’il est terminé; sensation qui s’accentuera au fur et à mesure qu’on montera plus haut. A-t-on les capacités et la compétence requises pour se rendre jusqu’au sommet? Si nous échouons en route, si l’un de nous se blesse ou si une tempête arrive, pourra-t-on redescendre?

Pris entre deux eaux, je suis saisi par le doute. J’ai juste le goût d’abandonner.

Mais je ne peux pas…On s’est entrainé comme des bêtes; on a travaillé comme des fous pour mériter nos vacances et on a fait des milliers de kilomètres pour arriver en bas de la paroi. La question de savoir s’il s’agit réellement de vacances me distrait momentanément, me laissant un sourire perplexe au visage…

Tant d’efforts; tant de sacrifices…Non…on ne peut pas reculer.

Qu’est-ce qui me pousse vers ce genre de défi au fait?

Question légitime; réponse facile : la beauté, tout simplement. Celle du rocher, de la voie, de ses mouvements, le sentiment de liberté qui nous envahit sur le mur, le retour à la simplicité de juste vivre qui nous habite, une respiration à la fois. Contrairement à la réalité de tous les jours, être sur le mur n’est centré que sur le moment présent. Le seul objectif: aller par en haut.

Au bout du compte, malgré les doutes, malgré l’hésitation, tu te laisses embarquer, et quelques jours plus tard, tu te retrouves perché à 400m

Et c’est ton tour de partir en tête.

Fermes les yeux; imagine.

Ta tête est appuyée sur tes bras croisés, reposant eux-mêmes sur la paroi.

Ressens le vent qui caresse tes cheveux et qui te brasse; le soleil qui brûle ton cou, le désert qui s’est installé dans ta bouche.

Prends le temps de sentir les sangles du harnais qui serrent tes hanches. Ça fait tellement longtemps que tu le portes sans le retirer, même quand tu dors, qu’il a fusionné avec toi; tu vas porter des marques pendant des semaines.

À un moment, tu as le malheur d’entrouvrir les yeux. Juste assez pour prendre conscience d’où tu es.

Exposition totale.

Inspire. L’odeur est euphorisante : mélange de sable, de sueur et de magnésie. Dans ta bouche, un goût de fer, de sang. Est-ce le prix à payer pour grandir?

Ton partenaire, attaché à quelques centimètres de toi, te parle, mais sa voix est inaudible, comme si tu avais les oreilles pleines d’eau.

Si petit, si fragile; écrasé en fait.

Et toujours cette voix dans ta tête.

« – Tu doutes?

 – TA gueule.

 – Avoue que t’as peur hein?

 – J’ai peur »

Les gens sont toujours surpris quand on leur dit qu’on a peur en grimpant.

Mais s’il y a bien une chose dont il ne faut pas avoir peur, c’est d’avouer qu’on a peur. Non seulement aux autres, mais à soi-même. En fait, surtout à soi-même.

Certains croient que la peur est nocive, qu’il s’agit d’un signe d’incompétence, voire même de faiblesse.

En ce qui me concerne, je crois qu’il s’agit d’un état normal. Désagréable soit, mais bénéfique et essentiel pour progresser. 

Évidemment, il existe plusieurs formes et degrés de peur. Si la peur tire son origine d’un manque de connaissance ou de compétence ou d’une banalisation du risque, il y a un problème. Mais sans la peur, je ne suis même pas certain que je grimperais. C’est ce qui rend cette discipline si profonde, si complexe.

D’une part, cette complexité m’électrise et je trouve qu’il n’y a rien de plus satisfaisant que d’avancer dans l’inconnu et de vaincre les obstacles qui nous séparent du sommet. D’un autre côté, la peur est un indicateur que je tiens à la vie, que je suis capable de jauger les risques, de me remettre en perspective dans l’environnement dans lequel j’évolue.

Mais comment faire pour l’apprivoiser?

Pour moi, il n’y a aucun doute : il faut s’exposer; il faut prendre action. Comme un poison que l’on reçoit à petite dose, faire face à la peur, la combattre, donnera les outils et la résilience nécessaire pour la vaincre ou pour apprendre à la côtoyer, tout en grandissant dans le processus.

De fait, les gens qui n’ont pas peur ou ceux qui évitent toute situation pouvant faire naitre cette sensation sont souvent dangereux, pour eux-mêmes, mais également pour les autres. Tôt ou tard, alors qu’ils seront acculés au pied du mur, la panique les prendra; leurs actions, on ne peut plus aléatoires, pourraient vraisemblablement mener à un accident.

Bref, une fois qu’on a conscience de sa peur, il faut tout simplement l’accepter.

« Mais l’accepter, c’est admettre sa défaite non!? »

Non. Saluer avant un combat n’est pas d’admettre sa défaite. C’est une façon de démontrer du respect envers son adversaire tout en lui indiquant qu’on est prêt à en découdre jusqu’à ce que l’un des deux soit au sol.

On appelle ça le courage. Trouver la force, la volonté de passer à travers une situation intimidante. Que ce soit en escalade ou pas, que la voie soit longue ou pas, ça n’a pas d’importance. Faut avoir confiance en ses moyens et ne pas accepter d’être stoppé. Au moins essayer.

« Ok, j’ai peur. Je le sais, c’est correct. Maintenant quoi? » 

Prends une nouvelle inspiration; une grande cette fois-ci.

Retiens-la quelques secondes.

Fais le vide en dedans.

Expire. D’un trait.

Ouvre les yeux. Ne regarde pas ton assureur. Regardes tes mains, regardes tes pieds. La voie est vers le haut. Regarde le chemin que t’as à parcourir.

« – Assuré?

   – Assuré. »

Grimpe en toute confiance. T’es capable.

Ce soir, une fois que tu seras au chaud dans ton sleeping. Médites à ce qui a été  accompli dans la journée. Mijotes sur ce qui s’en vient, demain sera aussi dur, sinon plus dur qu’aujourd’hui…